Dessin de Charlet, gravure de Porret – 1840/1842
Dès la Monarchie de Juillet, "l'enfance irrégulière" est découpée en une multitudes de catégories qui se superposent et s'entrecroisent notamment dans les enquêtes sur la condition ouvrière et les tableaux statistiques. Nous n'allons pas faire ici l’histoire des enquêtes sur la condition ouvrière (14) ni celle des statistiques (15). Rappelons simplement que la conception, ébauchée par les Lumières, reprise par Napoléon quand il institue les recensements quinquennaux, " d'un pouvoir politique guidé par le savoir scientifique de ses savants et de ses intellectuels à défaut de l'être par les mécanismes de la démocratie " s'intensifie sous la Restauration avant de prendre toute sa dimension durant le règne de Louis-Philippe (16). Nous nous proposons simplement de chercher dans les statistiques morales, les essais sur le paupérisme, les rapports sur la condition ouvrière, en un mot dans toutes les plongées au cœur de la misère, les propos sur les déviances juvéniles et les prémisses d'une construction de « l'enfance irrégulière». Dans ces écrits, dont Michelle Perrot a souligné le caractère encyclopédique, la tendance à vouloir prendre en compte tous les maux de la société (17), la " question juvénile " n'est jamais totalement détachée des autres aspects de la " question sociale ". En effet, au-delà de leurs divergences sur les causes du paupérisme et les solutions à envisager pour l'éradiquer, nos auteurs s'accordent sur un point : le lien qu'il convient de faire entre toutes les formes de dérèglements social et moral. " Tout se tient " écrit Buret, " si la misère est mère des vices, les vices sont père du crime (18)".
L'encyclopédisme relevé par Michelle Perrot a bien évidemment des répercussions sur la part " infanto-juvénile " des enquêtes des monarchies constitutionnelles. Ainsi, au côté des interrogations nouvelles liées au développement du travail industriel des enfants, nous trouvons des questionnements présents dès le XVIIIe siècle comme ceux qui concernent les enfants abandonnés et les orphelins. Cette ancienne préoccupation est même loin de régresser puisque dans son Essai de bibliographie charitable publié en 1891, Camille Granier recense cinquante trois études et rapports consacrés aux enfants trouvés édités entre 1815 et 1850 (19). Le débat sur le tour des années 1838-1840, où Lamartine s'illustra, génère à lui seul dix titres. Mais surtout, à côté de ces mémoires spécifiques (20), les grands ouvrages " généralistes " comme ceux de Fod éré (21) ou de Villeneuve-Bargemont (22)consacrent un ou plusieurs chapitres à ces petits infortunés ; même l'ouvrier rouennais Charles Noiret n'échappe pas à la règle (23). Enfants-ouvriers des manufactures et des usines, apprentis des ateliers, coursiers du commerce, enfants de la balle, jeunes immigrés ruraux, enfants trouvés et orphelins, gamins délaissés, en définitive, ce sont tous les enfants et les adolescents des classes populaires qui émargent sur la liste des enquêteurs.
Cette volonté d'exhaustivité des fondateurs de la sociologie empirique naissante les pousse à réaliser des classifications toujours plus fines et plus complexes. L'enfance populaire forme au XIXe siècle une sous-population soumise à un processus très raffiné de délimitation (24) dans lequel les enquêtes des années 1820-1840 jouent un rôle très important. Les médecins (25) qui, dans les premières décennies du siècle, avaient élaboré des arborescences nosographies toujours plus volumineuses (26), sont à l'avant-garde de ce mouvement. On insiste donc sur la nécessité de distinguer les orphelins des enfants abandonnés, les enfants des villes et ceux des campagnes (27), le jeune vagabond par " nécessité " du jeune vagabond " par passion " (28), les enfants naturels des enfants légitimes (29), les condamnés de l'article 67 des acquittés de l'article 66 etc.
En fait, la lecture en continu de ces textes montre que, d'un auteur à l'autre, voire d'un chapitre à l'autre chez un même auteur, les catégories soigneusement établies finissent par se chevaucher, se recouvrir, se confondre. En quelques pages, l'innocent orphelin se transforme en dangereux vagabond. Surtout nous retrouvons les mêmes termes pour décrire l'état physique et moral de tous ces enfants et la même rhétorique est utilisée pour évoquer leur éventuelle dangerosité. De plus, quelque-soit le problème pris en compte, délaissement ou délinquance, vagabondage ou crise de l'apprentissage, les mêmes remèdes sont bien souvent avancés : le patronage et la colonie agricole.
Tous ces enfants, quelque soit la catégorie où on les range, partagent une caractéristique : ils sont à la fois des enfants malheureux qu'il convient de protéger et des enfants dangereux dont il convient de se protéger. Le philanthrope Edouard Ducpétiaux illustre bien cette ambiguïté quand, dans un même ouvrage, il d écrit avec lyrisme le chemin de croix de l'enfant du peuple et souligne la dangerosité de l'apprenti des ateliers :
"Il est pénible, le pèlerinage de l'enfant du peuple, à partir du berceau où il éprouve ses premières douleurs, ses premières privations, jusqu'à la tombe qui n'est trop souvent pour lui qu'un refuge aux maux qui l'accablent ! Mais avant de déposer ce fardeau sous lequel il succombe, cette croix avec laquelle il a dû gravir péniblement son calvaire, combien de fois ses membres n'ont-ils pas été déchirés par les ronces qui croissaient sur sa route ! combien de fois, le front baigné de sueur, n'a-t-il pas imploré un peu d'eau pour étancher sa soif ! et combien de fois comme Lazare, ne s'est-il pas adressé au mauvais riche qui l'a repoussé ! Il ne fait que souffrir, on l'oublie ; il se traîne péniblement à genoux, on le regarde à peine. Mais qu'il se relève, que dans l'obscurité profonde où il est plongé, ignorant, affamé, ou dégradé par son abaissement, il porte un coup, il soustrait la moindre pièce de monnaie, voilà la société, indifférente jusque-là, qui s'émeut soudain, qui poursuit, qui frappe sans pitié. Telle est notre justice ; elle réprime d'autant plus sévèrement qu'elle s'est moins occupée de prévenir. (30)
L'apprenti se fait gamin à Paris, il devient polisson dans nos grandes villes. Il s'essaye à boire, à fumer ; il jure. Au sortir de l'atelier il est bruyant, querelleur ; ses jeux ne sont plus ceux des enfants de son âge. Il a dépouillé la robe d'innocence, et l'a jetée loin de lui. Qu'il advienne un mouvement, une émeute ; ce sont les apprentis, les jeunes ouvriers, les gamins, comme on les appelle, qui se distinguent en première ligne, qui donnent le premier exemple du désordre, qui portent les premiers coups. Cette observation, on l'a faite simultanément à Paris, à Bruxelles, à Londres, et tout récemment encore lors des troubles qui ont éclaté dans les principaux centres manufacturiers de la Grande-Bretagne (31). "
Le danger représenté par les jeunes ouvriers, dont parle Ducpétiaux, est attribué par d'autres auteurs aux enfants vagabonds, aux gamins de Paris, aux gones lyonnais et de proche en proche à toute l'enfance populaire. Les enfants trouvés de l'Assistance publique, par exemple, peuvent susciter le m ême discours que l'enfant des ateliers :
De même que Rome a eu sa guerre des esclaves qui pourrait assurer que la France n'aura pas aussi sa guerre des enfants trouvés ? Guerre terrible et sans pitié (…) rien ne les arrêterait dans l'œuvre de la destruction. Quand on ne sait pas par le cœur, ce que c'est qu'une mère, une famille, on doit avoir une poitrine cuirassée contre tous les sentiments humains (…) lorsqu'on n'a rien à espérer de l'état présent des choses, qu'est-ce qui pourrait empêcher de se mêler à tous les éléments de trouble et de dissolution sociale (32)?