Catalogue des revues professionnelles de l'éducation spécialisée

Retour page d'accueil
Accueil - Présentation


Page précédente (4/6)
Page suivante (6/6)

4 - Une déconstruction nécessaire.

La connaissance des images de l’enfance irrégulière s’impose donc. En effet, l’ignorance ou la méconnaissance sont des portes ouvertes à tous les fantasmes et à toutes les peurs. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir au hasard, les colonnes de la Gazette des tribunaux, qui a été pendant plus d’un siècle le périodique judiciaire le plus important. C’est lui a contribué à créer les images de “l’enfance en justice” qui deviendra, par glissements progressifs, “l’enfance irrégulière”. Dans une livraison d’octobre 1826, le lecteur découvre avec stupeur que “X. ayant agi sans discernement a été acquitté, mais la cour a ordonné qu’il resterait jusqu’à sa 18e année dans une maison de correction”. Très tôt, en à peine quelques mots, beaucoup de “choses sont dites. La même année, une autre affaire fait sensation et scandalise le chroniqueur judiciaire : “Anne S. a montré une assurance effrayante ; elle a répondu avec adresse (...) . Elle a surpris l’auditoire, par un calme et une présence d’esprit, bien au dessus de son âge. Mais les preuves étaient trop claires pour qu’elle pû échapper à la peine due à son crime. Le jury ayant répondu affirmativement à toutes les questions qui lui ont été soumises, Anne S., âgée de moins de seize ans, a été condamnée à 18 mois de réclusion. Dans un article récent du journal Le Monde, Dominique Versini, secrétaire d’Etat à la précarité, déclarait que les enfants des rues sont “des victimes” qu’il importe de protéger et de mettre à l’abri” (33). Diabolisée ou victimisée, “l’enfance irrégulière” hante l’imaginaire des sociétés contemporaines. A la Belle Époque, la société dans son ensemble prend peur de sa “jeunesse” (34). Aussi la perception des jeunes et des enfants induit un certains nombre de pratiques. Tantôt les jeunes sont pris isolément, tantôt ils sont perçus collectivement. L’”enfant irrégulier” est d’abord celui qui, échappant à la surveillance de sa famille et à la tutelle de l’école, forme avec ceux qui lui ressemblent ou qu’il connaît une bande. A la fin des années 1950, les chroniqueurs parlent volontiers “d’apprentis gangsters” armés d’une “chaîne à bicyclette”. Dès 1910, le docteur Lejeune se demandait s’il fallait fouetter les apaches ? et précisait que “rien n’est moins beau qu’une personne subissant la flagellation. Dévêtu ou à peu près, l’Apache expose son anatomie de malingre et de dégénéré ; il se montre tel qu’il est, un être inférieur que seule notre excessive humanité tolère au sein des grandes villes (...) le flagellé redevient instinctivement un esclave, un vaincu, et rien n’est mieux que d’imprimer cette sensation sur la peau et dans l’entendement des Apaches qui se croient tout permis”. Pour faire face au phénomène de l’enfance irrégulière qui de l’errance glisse nécessairement vers la criminalité, seules, disent les observateurs du début du XXe siècle, existent l’exemplarité et la punition. Au mois d’août 2002, un grand quotidien du soir remettait à l’honneur la formule de Gambetta : “Il n’y a pas de question sociale, il n’y a que des problèmes familiaux” (35). Que l’enfance irrégulière trouve sa source dans la “nature” de l’enfant, qui n’est plus décrit comme un être naturellement doux, mais comme un être à la perversité précoce. Le contexte n’est pas en soi singulier. Mais au cours de cette période on invente la petite enfance et le jeune enfant, on découvre l’adolescence et, symboliquement, la loi de 1898, bride l’autorité paternelle et punit les parents responsables d’actes de violence sur leur progéniture. C’est également à la Belle Époque, que les Annales d’hygiène publique, les Archives d’Anthropologie criminelles, la Revue pénitentiaire et quelques autres publications donnent des enfants des portraits contrastés qui accompagneront la mise en place des tribunaux pour enfants de 1912.

Vers la fin du XIXe siècle la médicalisation de la question de l’enfance atteint une nouvelle intensité et dans les années 1880-1920 les classifications ont une complétude et une complexité maximales. Critères juridiques, biologiques, moraux, sociaux, familiaux, capacités intellectuelles et physiques, "tout est mobilisé pour isoler des catégories aux frontières figées par les lois." (36). Les médecins et les psychologues sont doublement présents dans ce processus : à l'origine ils contribuent à l'élaboration des catégories ; dans l'application ils sont souvent chargés de trier la population juvénile selon les diverses catégories. Par exemple la loi de 1909 relative à la création de classes de perfectionnement annexées aux écoles élémentaires publiques et d'écoles autonomes de perfectionnement pour les enfants arriérés est très largement inspirée par les médecins, notamment par Bourneville. Ce sont encore des scientifiques, un psychologue et un aliéniste qui éditent, avant même la loi qui officialise l'enseignement spécial le Guide pour l'admission des enfants anormaux dans les classes de perfectionnement (37). Ce sont encore les médecins qui vont "trier parmi les enfants infirmes et incurables ceux qui sont plus ou moins susceptibles d'être utilisés et de profiter réellement de l'assistance. Le triage bien fait, il sera possible de ne concentrer les efforts éducatifs que sur les mineurs vraiment susceptibles d'adaptation à un travail intégral ou partiel et d'assurer aux autres , aux non utilisables, un simple entretien matériel suffisant et convenable.". En une période d'angoisse démographique, il s'agit bien, comme le note Michèle Perrot, de trier pour sauver tout ce qui peut l' être. (38)


Retour page d'accueil